dimanche 20 septembre 2020

Demons et merveilles


 

 Sleepy hollow, tim Burton 1999

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Jerome Bosch le jardin des delices 1494 -1505

 













L’artiste superstar signe son retour après 14 ans d’absence, au gré de deux expositions. L’une, à Yokohma, le révèle en collectionneur compulsif. L’autre, au Mori Art Museum de Tokyo, donne à voir sa réponse au tremblement de terre et à l’accident nucléaire du 11 mars 2011. Pour «Le Temps», il se confie

Takashi Murakami au milieu de sa «Superflat Collection» — © fujii

uteur externe

Daniel Eskenazi et Jonas Pulver, Tokyo

Publié vendredi 4 mars 2016 à 18:29

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Takashi Murakami est en retard. Privilège des stars. Son équipe prévient: «Il n’a pas dormi de la nuit, il travaillait sur ses prochains projets…» On patiente dans un petit salon, cuir noir et papier blanc, à l’étage du Yokohama Museum of Art où s’ouvrait le matin même l’exposition «Takashi Murakami’s Superflat Collection». Murakami collectionneur? C’est la première fois que le plus célèbre – et le plus coûteux – des plasticiens contemporains japonais donne à voir quelques-unes des 5000 pièces qui constituent son vaste catalogue personnel. Céramiques de la période Jômon, instruments de la cérémonie du thé et truculentes peintures d’Edo y côtoient l’humour brutal de Maurizio Cattelan, le crayon du tout jeune Warhol, le porno chic de Terry Richardson et les vestiges sous verre d’Anselm Kiefer.

Uniformiser les grammaires de la culture «high» et «low», flouter les frontières entre pop et patrimoine, déconstruire les hiérarchies entre les genres et les époques, voilà les caractéristiques du «superflat», paradigme théorique cher à Murakami, développé entre deux siècles. Le terme reflète l’esthétique plane de la tradition picturale japonaise (de l’estampe jusqu’aux animés), mais aussi l’idée, propre à l’après-guerre, d’une société nipponne sans classe, sans âge parce qu’obsédée à la fois par la jeunesse et la mort, sans autre directionnalité qu’une américanisation mise au service du capital, dans laquelle les adolescents otaku vivent éternellement reclus face à un paysage urbain dont les excroissances monstrueuses ne sont rien d’autre qu’un continuel mouvement de réplication.


Artiste-businessman

Réappropriation des codes du manga et du jeu vidéo (le personnage ricanant et vomissant de Mr Dob), références à la culture otaku, et parodie du consumérisme parfois cinglante, parfois complaisante (ces motifs floraux ou crâniens déployés à des échelles industrielles): cette vision sidérante mais évidemment subjective de l’Archipel – à vrai dire une sorte de traduction adressée au public occidental – a valu à Takashi Murakami des rapports conflictuels avec la critique japonaise. Celle-ci lui a reproché son statut d’artiste-businessman, capable de faire proliférer sa propre marque à la surface de sacs Vuitton ou sur la pochette d’un album de Kanye West, alors que la culture de l’Archipel porte aux nues le trope de l’artiste désargenté et sacrificiel.

Cette figure du créateur honni et sacrifié, pourtant, Takashi Murakami l’incarne et la subvertit à sa façon. Il s’est longtemps constitué en exilé (aux Etats-Unis), soi-disant détesté des Japonais. En ce sens, son actualité sur la scène tokyoïte marque un tournant. Outre l’exposition de Yokohama, la vaste monographie qui s’achève ce week-end au Mori Art Museum (plus de 250000 visiteurs) signait le retour plein format de l’artiste dans la capitale japonaise après 14ans d’absence. Le point d’orgue du show, une œuvre monumentale de 100 mètres de long appelée «500 Arhats», est la réponse de Takashi Murakami au tremblement de terre et à l’accident nucléaire de Fukushima, survenus voilà cinq ans. Les arhats sont des personnages de la mythologie bouddhiste qui consolent les humains. Certains rient pour surmonter la catastrophe.

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Takashi Murakami, justement, fait son entrée. Il s’assied, cheveux de gourou, lunettes de hippie, le regard fatigué. Il s’exprime par ellipses, parfois il s’exclame, puis il renverse la tête en arrière, les yeux fermés. On pourrait croire, dans ces moments, qu’il se met à prier. Ou qu’il médite.

«The 500 Arhats [White Tiger] (detail)», 2012. Acrylique sur toile montée sur carton 302 x 2500cm. (Takayama Kozo / courtesy: Mori Art Museum, Tokyo/© Takashi Murakami/Kaikai Kiki Co.)

Connaissez-vous la Suisse?

J’y viens chaque année pour Art Basel. Cette ville m’est très familière.

Cette exposition à Yokohama pourrait-elle un jour prendre place dans votre propre musée, un lieu qui présenterait votre collection? Quel est votre rapport à l’institution muséale?

Durant dix ans environ, j’ai cherché à Taïwan, à Singapour, au Japon et aux Etats-Unis, des conseillers pour m’aider à construire un musée. Mais je n’ai jamais eu de réponse satisfaisante, pour créer une fondation par exemple. Les problèmes fiscaux sont nombreux. Chaque choix implique de grandes sommes d’argent et des difficultés d’organisation. L’un de mes projets était d’ouvrir un musée à Pittsburgh, mais cela s’est avéré trop difficile. J’ai pour l’instant abandonné ce rêve de créer un musée.

Il y a tant d’objets dans votre collection. Quels sont ceux auxquels vous tenez le plus?

Chaque pièce a sa propre histoire, en lien avec ma pratique artistique. Ma préférée est un bol à thé de style shino qui a été réparé selon la technique du kintsugi (ndlr.: les brisures sont rapiécées à l’aide de laque saupoudrée d’or). J’étais dans un lounge d’aéroport, je lisais un magazine spécialisé et j’y ai vu ce bol à thé. Je l’ai immédiatement adoré, et lorsque je suis revenu au Japon, j’ai contacté la galerie qui le vendait. Je m’y suis rendu et le vendeur m’a dit qu’il s’agissait d’un objet très précieux, et donc très cher. Il ne voulait pas me le vendre. C’était une ruse, bien sûr! Mais j’étais encore un amateur, obnubilé par l’idée qu’il se serait agi d’un objet si précieux qu’il ne pouvait être cédé. J’ai rappelé la galerie trois, quatre fois, et le vendeur a finalement accepté la transaction. Il a fixé comme condition un paiement immédiat, en cash. Moi, j’étais simplement ravi de pouvoir acquérir l’objet tant convoité. Plus tard, je suis allé voir un spécialiste des céramiques à thé japonaises et je lui ai demandé son avis. Il m’a dit que ce bol était vulgaire et sale, et m’a demandé combien je l’avais payé. Lorsqu’il a eu connaissance du prix, il m’a dit que c’était bien trop cher, que cet objet n’avait aucune valeur. J’étais choqué. Cet épisode a rendu ce bol très particulier à mes yeux. C’est l’objet fondateur de ma collection. Il met en lumière l’intense relation qui lie le galeriste et le collectionneur. Cette relation m’intéresse et me fascine.

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Dans votre collection de céramiques, on trouve aussi de la vaisselle étrangère, anglaise par exemple. Pourquoi avez-vous souhaité ce mélange?

Prenez mes propres œuvres: elles ne sont pas appréciées par les Japonais, même si je suis moi-même Japonais. Et moi, quels sont mes goûts? Moi j’aime aussi le slipware britannique, et les céramiques coréennes et chinoises.

Et parmi les œuvres d’art contemporaines, avez-vous des préférences?

Dans la première salle de l’exposition consacrée à l’art contemporain, il y a une œuvre de Holt Quentel appelée White mesh with steel rods qui comporte le chiffre 3. Lorsque j’étais étudiant en art, j’ai vu dans un magazine – encore un! – une minuscule photo en noir et blanc de cette œuvre. J’étais très excité, j’ai pensé: voilà ce qu’il faut faire! Pour en imiter le concept, j’ai peint une toile avec le chiffre 6. Deux ans après, à New York, j’ai déniché la galerie qui représentait cet artiste relativement peu connu. Hélas, cette œuvre avait déjà été vendue. Je n’ai eu droit qu’à un catalogue… en couleur au moins. J’ai ensuite oublié cette histoire pendant un bon moment, et puis il y a sept ou huit ans, ce nom, Holt Quentel, m’est revenu à l’esprit. J’ai demandé aux collaborateurs de ma galerie à New York de faire une recherche. Ils ont trouvé quelques pièces, et j’en ai acheté plusieurs. Leur prix était plutôt bas, et c’est toujours le cas, parce que personne ne s’y intéresse. Mais peu importe: ces œuvres représentent un de mes premiers contacts avec l’art contemporain. Pour le jeune étudiant que j’étais, cette minuscule photo noir blanc représentait New York, l’audace, la nouveauté, elle avait la saveur des premières amours. Et ce 3, quel mystère… Pendant une semaine entière, je m’étais demandé ce qu’il représentait. Quand j’ai pu acquérir cette œuvre, j’étais à deux doigts de pleurer.

Vue de l’exposition de la collection de Murakami avec «White Mesh with Steel Rods», la toile au 3 de Holt Quentel.  (Yuichiro Tanaka)

On trouve aussi au fil de l’exposition une photo de Yukio Mishima, l’écrivain japonais qui s’est suicidé par éventrement dans une mise en scène spectaculaire. L’appréciez-vous en tant qu’écrivain? Ou pour sa manière de projeter l’art sur la vie, et inversement?

S’il vivait aujourd’hui, Mishima ferait fureur sur les réseaux sociaux! Mais du coup, il n’aurait pas eu besoin de se suicider par hara-kiri. Son époque reflète la défaite du Japon au terme de la Seconde Guerre mondiale, et l’esprit disparu des samouraïs qu’il a voulu faire revivre. Son geste était avant tout une mise en scène médiatique, et en ce sens il a surjoué son propre rôle jusqu’au bout, avec un narcissisme certain. Mais ce qui m’attire davantage, c’est le célèbre illustrateur Tadanori Yokoo qui se trouve derrière lui. C’était une superstar au début des années 70. Cette photo est iconique: Mishima lui-même y devient une illustration du style kamikaze. Le photographe est Kishin Shinoyama, à l’époque le grand rival de Nobuyoshi Araki (ndlr.: un autre célèbre photographe japonais). C’est la combinaison entre le photographe et ses deux sujets qui m’intéresse avant tout, plutôt que Yukio Mishima lui-même.

Sur cette photo, Yukio Mishima arbore un sabre. Dans votre collection, d’autres œuvres d’Anselm Kiefer et Horst Janssen évoquent également la mort. Que représente-t-elle pour vous?

J’ai commencé à penser à la mort quand j’avais 3 ou 4 ans. J’ai fait un rêve dont je me souviens très bien. J’étais à côté de la maison en train de faire pipi. Cela durait extrêmement longtemps, très longtemps, et soudain un gros robot s’approchait de moi. Il a attrapé ma tête et je suis mort dans ce rêve. Après cela, j’ai demandé à mon père et à ma mère ce qu’était la mort. J’ai ressenti mes premières craintes. Ce rêve était probablement la conséquence des images sur la guerre du Vietnam qui passaient chaque jour à la télévision. On y voyait des gens brûler ou se faire tirer dessus. C’était très traumatisant pour l’enfant que j’étais à l’époque. Un peu comme les images d’ISIS aujourd’hui. La mort est nécessairement un motif artistique récurrent.

La mort vous effraie donc?

Plus encore que la mort, c’est le processus qui aboutit à celle-ci qui me fait très peur. Je ne veux pas que ma santé se détériore petit à petit, avoir le cancer. Mon père souffre d’Alzheimer, et son cerveau se dégrade jour après jour. L’an dernier, une Américaine a annoncé sur Facebook qu’elle prendrait des pilules à la fin du mois pour mettre fin à ses jours. Elle choisissait le moment de sa mort. Cela me plaît. Non pas une mort douloureuse, comme Mishima, mais quelque chose de facile, comme un endormissement. Prendre des pilules ne me gêne pas.

Vous avez dit à plusieurs reprises que vos créations ne sont pas particulièrement positives et expriment un certain désenchantement. En même temps, vos œuvres sont reconnues pour leurs couleurs exceptionnelles. Quelle philosophie les sous-tend?

Quand j’étais étudiant en art, une jolie fille elle aussi étudiante m’a dit que j’avais un horrible sens des couleurs, que j’utilisais tout le temps le brun, le noir et le blanc. Ses critiques m’ont heurté: je me suis rendu à la librairie, et j’ai acheté beaucoup de livres, notamment sur le Bauhaus. Je voulais apprendre les techniques de combinaison des couleurs. Ma préférence va au rose pétant, au violet, mais j’aime aussi le vert-jaune. J’utilise ces trois couleurs au départ et ensuite j’y apporte des nuances en fonction des formes.

La spiritualité et le bouddhisme émergent comme des thèmes majeurs dans vos œuvres après la catastrophe de Fukushima en mars 2011. Comment expliquez-vous cette évolution par rapport à la culture otaku, aux univers du manga et du jeu vidéo présents dans vos précédents travaux?

Durant une partie de ma vie, soit des années 70 aux années 2000, tout a été assez tranquille et pacifique au Japon. Jamais, semblait-il, le pays n’aurait pu s’engager dans une guerre, par exemple. C’est la raison pour laquelle les créateurs, les romanciers, les réalisateurs, les scénaristes, les dessinateurs et plus globalement les artistes ont essayé de comprendre et faire sens de la blessure, du trou noir qui continue d’habiter le cœur des Japonais. C’est une tâche très complexe. L’écrivain Haruki Murakami constitue un excellent exemple. Dans son univers, tout semble paisible. Mais soudain, un culte religieux émerge et annonce une catastrophe. Pour survivre, il faut rejoindre le culte! Cette injonction peut sembler stupide, mais ce qu’évoque Murakami, c’est la peur qui s’immisce, qui envahit nos vies. La tâche de l’écrivain et plus généralement de tout artiste consiste à comprendre le processus qui nourrit cette peur.

En ce sens, comment avez-vous vécu la catastrophe de 2011?

Lors de l’immense tremblement de terre, c’est par la télévision que les premières images ont surgi. Ensuite, le tsunami est arrivé. J’ai regardé cela en pensant qu’on était presque dans un film. Le lendemain, j’ai reçu des messages sur Twitter de la part d’amis qui me disaient que la centrale nucléaire allait exploser et que je devais fuir vers l’ouest. Deux jours après, on a vu l’explosion à la TV, avec un peu de retard. La radioactivité s’est étendue et j’ai commencé à paniquer. Tout d’un coup, le trou noir était là, à côté de Tokyo. A cet instant, une alerte s’est mise à sonner dans ma tête. La proximité du désastre m’a incité à écrire un scénario de film, Jellyfish Eyes, et à peindre les 500 Arhats.

«You are Hollow and So Am I», 2015, «White Dust Bunnies», 2015 et «Hailing Great Bodhisattva Hachiman», 2015.   (Takayama Kozo / courtesy: Mori Art Museum, Tokyo/© Takashi Murakami/Kaikai Kiki Co.)

D’où l’irruption d’éléments en lien avec la spiritualité dans cette œuvre monumentale exposée en ce moment au Mori Art Museum?

Jusqu’alors, je n’avais aucun respect pour la religion. Après Fukushima, j’ai réalisé qu’elle est nécessaire à la société. On est impuissant face au trou noir, face aux personnes qui ont perdu la vie. J’avais le sentiment de devoir m’échapper. Une pulsion contraire m’incitait à apporter de l’aide. Beaucoup sont allés sur les lieux du tsunami, de manière presque égoïste, en estimant qu’ils pouvaient fournir une aide en deux jours. C’est à ce moment que je me suis posé la question suivante: Quelle est la tâche de l’artiste? Avant Fukushima, je me demandais comment me positionner par rapport à un Jeff Koons, un Damien Hirst, sachant que nous n’avons pas du tout la même histoire après la Seconde Guerre mondiale quoique nous vivions tous trois dans la culture de l’hyper-consommation et du capitalisme. Ce sont des thèmes majeurs. Mais il fallait oublier cela, penser aux amis, aider la population du Japon. Je me retrouvais tout d’un coup face à l’urgence de créer quelque chose. La réalisation des 500 Arhats a été une tâche immense, monumentale, un peu comme le Monument à Balzac de Rodin.

Qu’avez-vous cherché à exprimer avec les 500 Arhats?

Les grands personnages disent qu’il ne faut pas craindre la mort. Elle est démocratique et touche tout le monde. Les petits, eux, ont des expressions moqueuses sur leur visage, ils rigolent. Quant aux monstres, ils représentent les forces de la nature. Dans l’après-Fukushima, il est assez facile pour des artistes comme moi de trouver des histoires intéressantes à raconter. Nous ne sommes plus dans l’état de paix et de prospérité post-Seconde Guerre mondiale. Dans le Japon d’aujourd’hui, le gouvernement demande à la population de payer des taxes pour soutenir la reconstruction, voire pour ériger des murs anti-catastrophe. Parfois pour d’autres choses stupides. Les Japonais semblent très désorientés. Pour la population et les artistes, le tremblement de terre a ouvert une boîte de Pandore.

A voir

«Takashi Murakami’s Superflat Collection from Shōhaku and Rosanjin to Anselm Kiefer», Yokohama Museum of Art, jusqu’au 3 avril, yokohama.art.museum

«Takashi Murakami: The 500 Arhats», Mori Art Museum, Tokyo, jusqu’au 6 mars www.mori.art.museum

A lire

Takashi Murakami, Massimiliano Gioni, «Murakami: Ego», Ed. Skira Rizzoli, 2012, 268 p.


La démesure des «500 Arhats»

«Hollow». Vide. Creux. Vain. Ce mot, sprayé à la bombe noire sur son canevas immaculé, prend place au sein d’un triptyque visible dans l’exposition «Takashi Murakami: The 500 Arhats», au Mori Art Museum de Tokyo. A droite de «You Are Hollow, and So Am I» figurent un monochrome blanc aux reliefs de têtes de mort, et un «ensô», un cercle dans la tradition zen, lui aussi tracé à la manière du graffiti.

Un ensemble de trois pièces qu’il faut lire comme un point charnière dans le parcours de Takashi Murakami. Il y a là l’ombre et la vacuité du consumérisme, dont le travail du Japonais a longtemps été empreint, ces «cercles inarticulés et infinis» dans lesquels tournent les habitants d’un pays où seule compterait l’injonction au «kawaii» («mignon») et au «feel good» éphémère, comme l’a écrit l’artiste dans un essai accompagnant l’exposition «Little Boy» (2005). Mais, simultanément, se trouve aussi figuré le caractère productif du vide, plus particulièrement dans la tradition bouddhiste du «mu» («absence», «dénuement») auquel fait référence la forme circulaire.

Nihilisme punk et spiritualité. «Portraiturer avec une honnêteté têtue le fait que détresse et espérance existent côte à côte»: c’est le propos des «500 Arhats», œuvre démesurée longue de 100 mètres, exposée au Qatar en 2012 avant son déploiement tokyoïte. Dans ses studios de Saitama, Takashi Murakami a fait travailler pendant une année, et parfois sans ménagement, jusqu’à 200 étudiants d’université assurant les tournus 24heures par jour. Quatre mille toiles de soie et 100 carnets de recherche préparatoire ont été consommés. Exaltations statistiques, pour résultats pyrotechniques.

L’artiste dans son atelier en train de réaliser «500 Arhats». (Aminaka Kenta © 2012 Takashi Murakami/ Kaikai Kiki Co)

Ces «500 Arhats» sont autant de personnages mythologiques, dépeints avant Murakami par les maîtres d’Edo (miniatures de Nagasawa Rosetsu, gigantisme de Kano Kazunobu), et parvenus au Japon depuis l’Inde par le biais de la Chine. Ce sont ces principes de traduction auxquels l’artiste s’intéresse: distance culturelle, distance historique, distance à soi, dans un mouvement volontaire d’auto-orientalisme.

Conférer un sens nouveau là où les signes tombent en ruine. Refaire à neuf le récit. Combler les vides d’une mémoire collective dont la topographie continuera longtemps d’être accidentée et douloureuse. Face à la catastrophe de Fukushima, les «500 Arhats», drapés dans leurs couleurs éclatantes et leurs difformités criardes, n’offrent ni salut, ni condescendance. Ils disent, simplement, la nécessité de raconter et le pouvoir de l’imagination. Takashi Murakami, paraît-il, ânonnait la même prière bouddhiste tout au long du processus de création. Vraiment? Impossible de le savoir. Ses «500 Arhats», étrangement, donnent envie d’y croire. D. E.ET J. P.

 

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